Article rédigé par Christophe Lachnitt – Fondateur et CEO de Croisens | Fondateur et éditeur de Superception, un de nos nombreux Talents Juste, qui partage avec nous ses idées et son expertise !

Article original publié sur le Blog « Superception« 


Chaque entreprise devrait apprendre du groupe de Reed Hastings.

Il y a trois ans, je consacrais un article aux cultures managériales respectives de Disney et Netflix, qualifiant ce dernier de prince de la transformation :

Si Disney est un empire, Netflix est le prince de la transformation. Son succès s’est construit sur une série de transformations dont chacune aurait mis à terre l’écrasante majorité des entreprises :

1/ Netflix a commencé en offrant des DVD à la location par courrier et a défait Blockbuster, son principal concurrent qui était pourtant cent fois plus gros que lui.

2/ Netflix a ensuite pivoté des DVD envoyés par courrier à la diffusion en streaming de contenus produits par des tiers.

3/ L’entreprise est ensuite passée à la production de ses propres contenus.

4/ Dernière mutation en date, elle a évolué d’une activité réalisée à 100% aux Etats-Unis à une activité mondiale.

Chacune de ces mutations induit des challenges qu’il est très facile de sous-estimer. Elles font de Netflix un cas presque unique dans l’histoire corporate d’une entreprise capable de complètement se réinventer à intervalles très rapprochés et de sortir à chaque fois plus forte de ses transmutations“.

La lecture du fascinant livre “No Rules Rules: Netflix And The Culture Of Reinvention” que vient de publier Reed Hastings avec Erin Meyer confirme cette assertion et offre une plongée au coeur des principes de management de l’Entreprise.

Ceux-ci sont résumés par l’emblématique co-fondateur et co-CEO au début de l’ouvrage :

Si vous donnez davantage de liberté à vos collaborateurs, au lieu de développer des processus destinés à éviter qu’ils n’exercent leur propre discernement, ils prendront de meilleures décisions et il vous sera plus facile de les tenir comptables de leurs actes. En outre, cette approche les rendra plus heureux et motivés tout en favorisant l’agilité de votre entreprise. Mais, pour atteindre ce degré de liberté, il vous faut d’abord renforcer la densité des talents au sein de votre organisation et augmenter la franchise entre tous les membres de celle-ci“.

Erin Meyer & Reed Hastings – (CC) Penguin Books

Ainsi Netflix s’évertue-t-elle à ce que chacun de ses postes soit assumé par le meilleur talent possible. Pour ce faire, l’Entreprise applique une approche aussi efficace que radicale : chaque manager doit régulièrement se demander, à l’égard de chaque membre de son équipe, s’il se battrait pour le conserver s’il lui annonçait son départ. Si la réponse est négative, il doit le remplacer, même si celui-ci n’a pas l’intention de quitter le Groupe, par un talent plus unique encore. Pour autant, les managers ne se voient imposer aucun quota de congédiement d’une partie de leurs collaborateurs comme c’est le cas dans d’autres entreprises1.

Pour recruter et, plus encore, conserver les meilleurs talents, Netflix paie ses collaborateurs juste au-dessus du plus haut prix du marché et les augmente dès que leur valeur externe évolue, sans tenir compte des critères internes en vigueur dans les autres groupes. Il les encourage même à parler aux chasseurs de têtes qui pourraient les solliciter afin de tester leur cote sur le marché et ainsi contribuer à l’information de leur manager à ce sujet. Reed Hastings considère que le surcoût occasionné par cette pratique est inférieur aux frais générés par le recrutement et l’intégration opérationnelle et culturelle des collaborateurs remplaçant les talents partis chercher de meilleures rémunérations sous d’autres cieux.

Dans la même logique, Netflix n’attribue pas de bonus annuels établis à partir de l’évaluation de la performance de ses collaborateurs (l’équivalent de ce bonus est intégré dans leur salaire de base). Reed Hastings estime que, lorsque vous recrutez les meilleurs talents, il n’est pas nécessaire de les motiver financièrement pour qu’ils donnent leur meilleur. Les recherches, notamment menées par Amy Wrzesniewski2, qui démontrent les bienfaits de la motivation intrinsèque (l’adhésion à un projet, l’amour de son activité, la stimulation intellectuelle…) et les risques portés par la motivation extrinsèque (la recherche d’une récompense financière, l’évitement d’une sanction…), lui donnent raison à cet égard. En outre, des objectifs annuels vont à l’encontre de l’agilité que Netflix recherche en permanence.

Pour maximiser la contribution des talents que son groupe enrôle, Reed Hastings leur demande de s’exprimer sans le moindre filtre. Cette exigence induit un principe inhabituel dans l’univers corporate : il est considéré comme déloyal vis-à-vis de Netflix de ne pas manifester un désaccord avec un collègue, un manager ou un dirigeant car il se peut que cette opinion réprimée aide l’organisation concernée à progresser.

C’est pourquoi les équipes de Netflix sont encouragées à donner des feedbacks de la manière la plus directe qui soit et en temps réel dès qu’ils sont en désaccord avec un point de vue énoncé en leur présence. Cette pratique doit viser tous les membres du Groupe, y compris ses deux co-CEO, Reed Hastings et Ted Sarandos. “No Rules Rules” regorge d’ailleurs d’anecdotes dans lesquelles les deux patrons en prennent pour leur grade de la part de sans-grades.

De fait, la logique qui prévaut au sein de Netflix est l’inverse de celle qui régit les autres entreprises : plus votre position est élevée dans la hiérarchie, plus vous recevez de feedbacks négatifs. Les collaborateurs qui ne sont pas susceptibles de délivrer ces feedbacks à leurs supérieurs et les managers qui sont trop susceptibles pour les prendre en compte ne font pas long feu dans le Groupe. La mise en oeuvre de ce principe repose également sur l’exclusion des individus faisant montre d’un comportement agressif, et ce quelle que soit leur valeur ajoutée.

La liberté accordée aux collaborateurs de Netflix va bien au-delà de ce droit au désaccord. Elle se traduit par l’absence de plusieurs processus jugés indispensables par les autres entreprises :

  • politique de vacances ;
  • politique de voyages ;
  • encadrement des dépenses ;
  • approbation hiérarchique des décisions ;
  • validation des contrats ;
  • échelle de salaires ;
  • grades de rémunération ;
  • fourchettes d’augmentation ;
  • gestion des collaborateurs à partir d’objectifs de performance individuels.
Ted Sarandos & Reed Hastings – (CC) Han Myung-Gu/WireImage

La politique de Netflix à l’égard des congés payés et des dépenses engagées au nom de l’Entreprise est particulièrement illustrative de sa culture. Dans ces deux domaines, la recommandation donnée aux collaborateurs est d’agir pour le bien du Groupe. Ils peuvent prendre autant de vacances qu’ils le souhaitent, voyager en classe affaires3 et signer des contrats de plusieurs millions de dollars tant que leurs décisions servent les intérêts de Netflix (il est par exemple malvenu de prendre des vacances à une période où cela mettrait la réalisation des objectifs de son équipe en péril ou créerait un volume de travail supplémentaire ingérable pour ses collègues).

Certains collaborateurs racontent dans “No Rules Rules” avoir eu besoin d’une phase d’adaptation pour se faire au niveau de délégation qui leur est accordé, notamment vis-à-vis des montants financiers sur lesquels leur seule signature peut exposer Netflix. A cet égard, les collaborateurs sont même encouragés à prendre des paris contre l’avis de leur supérieur hiérarchique à condition d’avoir considéré les éventuelles opinions divergentes de leurs collègues pour améliorer leur idée.

En réalité, la responsabilité est le corollaire de la liberté qui caractérise le fonctionnement de Netflix4. La confiance que cette liberté reflète de la part des dirigeants pour leurs équipes incite celles-ci à se conduire de manière responsable et à donner leur meilleur. Au contraire, dans les autres entreprises, liberté et responsabilité sont deux notions opposées : les dirigeants estiment qu’il faut contrôler la liberté des collaborateurs pour qu’ils agissent en responsabilité.

Au sein de Netflix, l’objectif est de favoriser la réactivité, la flexibilité, la capacité d’innovation et l’engagement au service du projet d’entreprise que seul un très haut degré d’initiative individuelle permet. La capacité du Groupe à se transformer et dépasser des concurrents beaucoup plus puissants que lui (Blockbuster, Disney…) repose sur cette approche managériale singulière.

L’aspect peut-être le plus improbable de celle-ci est que les leaders de Netflix font tout pour qu’elle soit mise en oeuvre de la manière la plus débridée possible. Ainsi Reed Hastings encourage-t-il par exemple ses cadres dirigeants à prendre beaucoup de vacances et à communiquer abondamment sur leurs congés afin que leurs collaborateurs se sentent libres d’en faire autant.

Pour qu’une telle culture fonctionne, il faut assurer l’alignement des collaborateurs en leur fournissant le maximum de contexte possible étant donné que leurs actions ne sont pas mises en cohérence par les procédures de contrôle employées par les autres entreprises. Reed Hastings juge donc que l’une de ses principales missions est de prodiguer ces explications.

Dans cette optique, il réunit les cadres supérieurs du Groupe (10-15% de son effectif) quatre fois par an et rencontre personnellement une fois par an pendant une demi-heure tous les managers de l’Entreprise (quatre niveaux hiérarchiques sous lui) et une fois par trimestre durant une heure tous ses directeurs (deux et trois niveaux sous lui). Ces échanges, qui consomment un quart de son temps, démontrent son engagement au service de l’un de ses principes cardinaux : “lorsque l’un de vos collaborateurs commet un acte stupide, ne le blâmez pas. Demandez-vous quel élément de contexte vous avez omis de lui donner“.

Cette politique du contexte plutôt que du contrôle repose également sur une transparence inédite dans une société cotée en Bourse : les secrets stratégiques de Netflix et ses résultats financiers sont accessibles à l’ensemble de ses collaborateurs bien avant d’être présentés aux marchés financiers. Reed Hastings est convaincu que le fait d’informer ainsi ses équipes leur permet de mieux comprendre les enjeux du Groupe et donc de mieux contribuer à la réalisation de ses objectifs. En outre, cette démarche renforce leur sentiment d’être les acteurs de leur entreprise et non les supplétifs des dirigeants de celle-ci. De ce fait, même l’évolution du nombre d’abonnés de Netflix, l’information la plus précieuse pour ses concurrents et les analystes financiers, est-elle mise chaque jour à disposition de tous ses collaborateurs.

Ce niveau de transparence induit également une pratique qui, vue de l’extérieur du Groupe, est saugrenue, voire choquante. Dans sa quête du progrès permanent, Netflix enjoint ceux qui commettent une erreur ou prennent un risque qui ne débouche pas sur les résultats escomptés à non seulement assumer leur revers mais aussi à communiquer largement à son sujet. Cela conduit à des exercices dont les exemples donnés dans “No Rules Rules” font parfois penser à ces procès communistes où les accusés doivent se livrer à leur autocritique publique avant d’être condamnés. Les deux différences entre ces pratiques sont que les collaborateurs de Netflix ont vraiment commis l’erreur qu’ils s’attribuent et qu’ils ne sont pas condamnés s’ils en tirent suffisamment de leçons. Pourtant, cette méthode suscite la principale réserve que j’éprouve à l’endroit d’une culture d’entreprise exceptionnelle par ses principes fondateurs, l’application qui en est faite par une dizaine de milliers de personnes et les résultats qu’elle produit.

Au terme de cet article se pose naturellement la question de l’applicabilité de cette approche au sein d’autres entreprises. Netflix réalise une activité extrêmement créative et innovante à laquelle cette vision managériale correspond : les entreprises qui ont les mêmes caractéristiques peuvent s’inspirer sans barguigner de sa culture pour faire évoluer graduellement la leur.

Parallèlement, les organisations qui évoluent dans des secteurs plus corsetés devraient identifier celles de leurs activités qui pourraient utilement emprunter aux principes managériaux de Netflix. Car, de même que ce dernier gère ses fonctions les plus sensibles (reporting financier, protection des données privées de ses clients…) avec des procédures de contrôle très rigoureuses, d’autres entreprises pourraient-elles appliquer les leçons du groupe de Reed Hastings à leurs fonctions qui bénéficieraient d’être plus agiles.

Tous les groupes devraient d’autant plus s’interroger à ce sujet que la culture de Netflix correspond au nouvel écosystème dans lequel ils opèrent. De fait, alors que la révolution industrielle privilégiait la minimisation des fluctuations dans les systèmes de conception, production et distribution, la révolution numérique favorise au contraire leur maximisation.

Comme Reed Hastings le souligne dans une métaphore musicale en conclusion de “No Rules Rules”, on passe de la symphonie au jazz.

Christophe Lachnitt
Article original

1 Le taux d’attrition volontaire de Netflix est inférieur à la moyenne de son secteur d’activités, alors que son taux d’attrition involontaire lui est supérieur. Au total, le taux d’attrition du Groupe est dans la moyenne de son secteur.

2 Professeur en psychologie managériale au sein de l’Université de Yale.

3 David Wells, le directeur financier de Netflix, estime que les dépenses de voyages sont 10% plus élevées que si le Groupe disposait d’une politique de voyages comparable à celle des autres entreprises. Mais Reed Hastings considère qu’il s’agit d’un petit effort financier à consentir pour bénéficier des avantages majeurs prodigués par la liberté allouée aux collaborateurs du Groupe.

4 Cela induit également que les collaborateurs qui profitent de leur liberté pour abuser de l’Entreprise à leur profit personnel sont licenciés sur le champ.